52

 

Trois jours plus tard, Anéa et ses compagnons, exténués, atteignaient enfin la lisière de Floorande. Face à eux s’étendait le désert de l’Héphaïs ; au loin se dressait la silhouette colossale de la montagne de feu, dont le sommet disparaissait dans les nuages. Un ciel bas pesait sur le plateau, tourmenté par de violentes rafales de vent.

La jeune Titanide était épuisée. La pluie qui n’avait cessé de tomber depuis deux jours avait rendu le sol de la forêt glissant et dangereux. Deux hommes et une demi-douzaine de chevaux étaient tombés dans des trouées soudaines. Anéa était parvenue à sauver les deux guerriers, mais elle n’avait rien pu faire pour les montures, dont les hennissements de terreur avaient immédiatement attiré les terribles salamandres noires.

Cependant elle savait qu’Ashertari avait renoncé à traverser Floorande. Parvenue en lisière de la forêt, elle se concentra pour tenter de localiser l’ennemi. Mais celui-ci semblait avoir totalement disparu.

Anéa était songeuse. Abritée sous la tente que lui avaient montée ses hommes sur une proéminence rocheuse dominant l’immense plateau de l’Héphaïs, elle contemplait la masse énorme du volcan. Depuis l’explosion qui l’avait détruit six mille ans auparavant, le sommet s’était reconstitué.

— Tu sembles inquiète, Princesse, dit tout à coup le fidèle Targhos, qui ne la quittait pas. Nous avons pourtant vaincu, ton stratagème a parfaitement fonctionné.

— C’est vrai. Logiquement, Ashertari devrait avoir repris la mer pour rejoindre Ophius. Mais je la vois mal revenir pour avouer un échec et la perte de près de la moitié de son armée. Elle est trop orgueilleuse pour cela. Et surtout, elle a juré de me tuer. Et je sais qu’elle fera tout pour y parvenir, quitte à se détruire elle-même.

— Les guetteurs que j’ai laissés à la lisière de Floorande ne signalent aucune présence ennemie. Elle n’avait d’autre solution que de revenir à Poséidonia par mer.

Anéa ne répondit pas tout de suite. Puis elle déclara :

— Je n’en suis pas si sûre, Targhos. Elle a peut-être trouvé une autre solution.

— Mais laquelle ?

Ils se penchèrent sur les cartes. Il était difficile d’imaginer que l’ennemi ait pu tenter de rejoindre la piste de Lyvia en se dirigeant vers le sud. Celle-ci suivait le pied d’une chaîne montagneuse élevée, pratiquement infranchissable, qui aboutissait à la cuvette de Lyvia ; seuls des hommes équipés et chevronnés auraient pu s’y risquer. Mais c’était irréalisable avec des chevaux et l’armement lourd dont disposait l’armée des Serpents.

Anéa étudia la côte avec attention. Entre Lyvia et Poséidonia, plusieurs petits ports offraient un accès possible. Mais aucune piste ne les reliait à la capitale. L’arrière-pays était trop montagneux ; toutes les communications se faisaient par mer. Soudain elle pointa le doigt sur un endroit situé encore plus au nord de Lyvia.

— Regarde !

Elle indiquait les limites septentrionales de la forêt à étage. Celle-ci bordait une vallée profonde, parcourue par le Shedyyx, un fleuve aux eaux noires et tumultueuses, qui permettait de remonter jusqu’aux limites du plateau volcanique sans traverser Floorande.

— Je suis sûre qu’ils ont rebroussé chemin et repris leurs navires. Le Shedyyx est praticable sur plus de deux angles pour des navires de ce tonnage. Au-delà, ils peuvent poursuivre à pied.

— Cela va leur faire perdre un temps considérable.

— Une semaine tout au plus. C’est faisable. Il faut que nous demeurions ici pour les arrêter.

— Mais comment ? Nous ne sommes pas assez nombreux. Et il n’y a rien ici qui puisse nous aider.

Anéa réfléchit, puis répondit :

— Si ! Il existe un moyen. Mais il va nous obliger à un très gros sacrifice.

Elle respira profondément et ajouta :

— Tu vas envoyer des gardes aux sources du Shedyyx. Si je ne me suis pas trompée, Ashertari sera là dans moins de huit jours. Dès qu’ils apercevront quelque chose d’anormal, qu’ils reviennent ici le plus vite possible. Combien nous reste-t-il d’explosifs ?

— Suffisamment pour faire sauter ce qui reste des Serpents.

— Bien. Tu vas les faire placer aux endroits que je t’indiquerai.

Elle lui montra plusieurs points sur la carte.

— Mais Princesse, nous ne pouvons pas faire ça !

— C’est le seul moyen, Targhos.

Il hésita, puis acquiesça, les yeux brillants.

 

Anéa ne s’était pas trompée. Huit jours plus tard, les guetteurs signalèrent l’arrivée d’une armée nombreuse en provenance du nord.

— Ils sont encore près de vingt mille à première vue, expliqua le guerrier, essoufflé par sa longue course.

— Merci, Vaïkhor. Va te reposer à présent.

Le guerrier sortit de la tente. Elle se tourna vers Targhos.

— Tu vas ordonner à tous les hommes de se tenir prêts à partir. Il nous reste peu de temps. Avez-vous placé tous les explosifs ?

— Oui, Princesse. Nous avons aussi ordonné aux bergers d’évacuer leurs troupeaux vers Nysa. Mais crois-tu vraiment que nous serons obligés d’en arriver là ?

— Je le crains, oui !

Elle contempla le vaste plateau couvert d’une végétation rase. Depuis six millénaires, la domination que les Atlantes avaient su imposer à la montagne de feu avait permis au désert de rocaille de se transformer en une plaine, où la vie s’était épanouie peu à peu. Anéa, la mort dans l’âme, se dit que tout cela allait bientôt disparaître de nouveau, à cause de la folie destructrice d’une poignée d’êtres dévorés d’ambition et de pouvoir. Elle aurait voulu les haïr, mais l’enfant qu’elle portait l’en empêchait. Il était la preuve vivante que la Vie triompherait toujours de la mort et de l’anéantissement. Pour lui, elle devait vaincre la Bête, quels que fussent les sacrifices exigés.

Tandis qu’elle voyait apparaître au loin les premières colonnes de l’ennemi, une terrible idée s’imposa à elle. Les dieux avaient offert aux hommes un don extraordinaire, la conscience, afin qu’ils leur ressemblassent. Mais l’être humain était-il digne de ce présent fabuleux ?

Même si les Titans triomphaient, les Atlantes avaient déjà franchi le stade de l’enfance bienheureuse qui leur avait été octroyée depuis six mille ans. Ils avaient appris le goût de la guerre et de la souffrance. L’Amour universel avait fait place à la haine, à l’esprit de vengeance et de domination. Les hommes allaient entrer dans leur adolescence et y perdre leur innocence. À l’âge d’or allait succéder l’âge du fer.

Tout à coup un voile se déchira devant ses yeux, lui dévoilant un avenir hallucinant, où l’humanité allait devoir affronter une multitude d’épreuves qui la mèneraient peut-être vers sa perte, mais dont elle sortirait grandie si elle en triomphait. Cependant le chemin serait long et chargé d’embûches.

Un jour ou l’autre, proche ou lointain, l’Atlantide disparaîtrait, car elle n’avait été qu’un rêve, une illusion généreuse dont les dieux avaient voulu combler les hommes. Les Géants n’étaient que la cristallisation des aspects les plus sombres de l’esprit humain. Elle savait à présent qu’ils allaient perdre cette gigantesque bataille. Mais toujours ils renaîtraient de leurs cendres pour guider les hommes vers de fausses valeurs.

Et elle vit. Un avenir encore très éloigné, dans lequel la face de la déesse-mère, Gaïa, serait totalement bouleversée par d’innombrables cataclysmes, par des guerres encore plus effroyables que celle-ci, la première que le monde eût connue. Des holocaustes épouvantables balaieraient presque entièrement les hommes de la Terre, anéantiraient des peuples entiers. Mais toujours, au prix de larmes, de sang et de souffrances, ils reconstruiraient de nouvelles civilisations.

Jusqu’à l’apparition d’un nouveau couple, cette fois issu de l’humanité elle-même, qui engendrerait deux dynasties, capables de métamorphoser l’homme en un être supérieur, contre lequel les divinités du Mal ne pourraient plus rien. Mais ce jour était situé dans un futur tellement lointain que la durée elle-même donna le vertige à la jeune femme. Elle se leva et dut s’appuyer sur le bras de Targhos.

— Tu te sens bien, Princesse ? Veux-tu que je fasse préparer ta couche ?

Elle eut un sourire crispé, mais de grosses larmes coulaient sur ses joues.

— Non, cela ira, merci.

Puis elle murmura pour elle-même :

— Ils doivent triompher. Je sais qu’ils en sont capables. Mais de quelles douleurs ils devront payer leur accession à la sagesse…

Ému, Targhos passa le bras autour des épaules de la jeune femme et la serra contre lui avec affection. Jamais comme aujourd’hui il n’avait éprouvé le mélange paradoxal de puissance et de faiblesse qui émanait de cette créature à la beauté inimaginable, qui détenait des pouvoirs fabuleux, mais dont la sensibilité extraordinaire ouvrait dans son âme des déchirures, des blessures, engendrant une souffrance insupportable.

Anéa se reprit. Elle savait que les Titans ne connaîtraient pas ce jour lointain. Leur rôle serait alors depuis longtemps terminé. Peut-être ce rôle n’avait-il consisté qu’à donner aux hommes une idée de ce que pouvait être un monde de paix et d’amour, afin qu’ils en conservassent toujours la mémoire.

 

Au loin l’armée ennemie poursuivait sa progression, contournant les contreforts de la montagne de feu. Anéa sortit de la tente. Un vent violent soufflait de l’ouest, soulevant des tornades de poussière. Depuis plusieurs jours, la pluie avait cessé. Dans un ciel tourmenté, les nuages s’effilochaient, s’étiraient, masquant parfois un soleil froid.

La Titanide percevait désormais très nettement la présence de sa sœur, son double, son ennemie mortelle. Elle ne lui dissimulait pas le nombre restreint de ses guerriers, ni sa volonté de l’affronter seule à seule. Les ondes de haine émanant d’Ashertari la heurtaient de plein fouet, cruelles, glaciales, effrayantes. Une haine qui l’aveuglait, et qui l’empêchait de discerner le piège terrible dans lequel la Titanide la laissait s’enfoncer un peu plus à chaque pas.

Anéa avait reconnu les lieux. Au-delà du promontoire sur lequel se trouvait massée sa petite troupe se trouvait une vallée calcaire, creusée de galeries où les viticulteurs de Nysa venaient entreposer les vins que l’on désirait faire vieillir longtemps. Elles seraient suffisantes pour abriter ses guerriers.

 

De son côté, Ashertari exultait. Anéa avait cru l’attirer dans le piège mortel de la forêt de Floorande ; elle s’était imaginée que toute son armée succomberait aux griffes des salamandres noires. Elle avait compté sur son obstination à la poursuivre. La Géante avait compris à temps que cette traversée était impossible. Impossible aussi de rejoindre la piste reliant Lyvia à Poséidonia. Heureusement, il y avait cette vallée du Shedyyx, qui menait au plateau de l’Héphaïs. Elle n’avait pas renoncé, malgré les difficultés ; la rage la poussait vers l’avant. Plusieurs hommes et quelques chevaux avaient péri sur les sentes étroites qui longeaient le haut canyon du fleuve.

Mais elle avait atteint son but. Et à présent elle discernait, loin devant elle, la présence de sa rivale. Une rivale naïve, qui espérait qu’elle allait l’affronter sans engager les guerriers dans la bataille. Ce en quoi elle se trompait. Elle allait offrir les deux cents bâtards qui accompagnaient cette maudite Anéa en pâture à ses hommes et à ses hybrides. Depuis plus de dix jours qu’ils avaient débarqué, ils ne rêvaient que de tailler les Poséidoniens en pièces.

 

Anéa percevait les pensées de sa sœur. Elle savait qu’elle n’avait nullement l’intention de l’affronter en combat singulier pour éviter un bain de sang inutile, comme elle le lui avait proposé par télépathie.

Une sérénité étrange s’était emparée d’elle. Une image lui revint, vieille de six mille ans – le souvenir d’une termitière attaquée par des fourmis. Les guerriers ennemis avançant vers elle au cœur du désert volcanique lui rappelèrent cette bataille qui l’avait tant effrayée à l’époque. Astyan lui avait affirmé que jamais les hommes ne commettraient de telles atrocités…

Et pourtant les insectes étaient là, hurlant leur haine contre la petite troupe qu’ils apercevaient au loin, sur l’escarpement rocheux.

Anéa estima qu’ils se trouvaient encore à plus d’un angle de distance. Une longue colonne s’étirant sur près de trois milles. Ashertari caracolait en tête. Derrière s’élevait la masse gigantesque de l’Héphaïs, dont on ne distinguait toujours pas le sommet, masqué par une épaisse couronne de nuages.

La Titanide se tourna vers Targhos, les yeux brillants, et lâcha sèchement :

— Maintenant !

Targhos, la mort dans l’âme, s’inclina, et s’en fut donner ses ordres. Anéa percevait presque physiquement le désarroi émanant de l’esprit de son compagnon. Lorsqu’il revint, quelques instants plus tard, il déclara :

— C’est fait, Princesse.

Puis il serra les dents pour ne pas se mettre à pleurer.

— Que les hommes descendent se mettre à l’abri dans les galeries, déclara Anéa. D’ici peu, même cet endroit risque de devenir dangereux.

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Je reste. Tu sais bien que je ne risque rien.

— Alors je reste avec toi ! Tu me protégeras lorsque le moment sera venu. Mais si tu dois mourir, je veux être à tes côtés.

— Nous aussi, Princesse !

Elle se tourna vers un petit groupe d’une douzaine d’hommes qui venaient d’apparaître derrière Targhos. Il y avait là ses plus fidèles guerriers, des capitaines, de simples soldats, qu’elle connaissait tous par leur nom. Un instant, elle fut tentée de leur ordonner de partir. Mais c’étaient des hommes libres de leur choix. Elle vint à eux.

— Soyez remerciés, mes amis. Si tout se passe bien, nous sortirons tous vivants de cette aventure.

Ils l’entourèrent, lui posèrent affectueusement la main sur l’épaule pour lui témoigner leur attachement. Soudain une déflagration lointaine fit vibrer le sol.

— Le premier barrage vient de sauter, dit Targhos d’une voix sourde.

Il avait à peine terminé sa phrase que deux autres détonations déchiraient l’air froid. Au loin sur les flancs de l’Héphaïs, d’immenses geysers de roches et de poussières s’élevaient, avec une lenteur terrifiante à cause de la distance, plus de trois angles.

Ashertari, stupéfaite, se tourna vers le volcan. Elle ne comprit pas immédiatement ce qui se passait. Puis la terrible vérité lui apparut.

— Les chiens ! hurla-t-elle. Ils ont osé faire exploser les barrages sismiques !

Elle savait parfaitement ce que cela signifiait. Les coulées internes de l’Héphaïs, régulées par les chicanes installées depuis des millénaires par les Atlantes, allaient se trouver libérées d’un coup et remonter vers la cheminée centrale, exerçant une pression colossale sur le lac de lave qui occupait le cratère. Elle se mit à vociférer.

— Accélérez l’allure. Le volcan va exploser d’un instant à l’autre.

Il y eut un moment de flottement dans les rangs de ses guerriers, puis la panique s’empara de tous. Certains connaissaient déjà les colères dont les montagnes de feu étaient capables ; d’autres, incrédules, estimaient qu’ils se trouvaient à une trop grande distance de l’Héphaïs pour que celui-ci se révélât dangereux. Mais ils furent emportés par le flux irrésistible qui poussa l’armée en avant au fur et à mesure que l’ordre se répandait jusqu’à l’arrière-garde. Des hommes furent piétinés, les machines de guerre abandonnées.

Il était déjà trop tard. L’énergie colossale du volcan se dirigeait inexorablement vers la gueule énorme ouverte vers le ciel, la seule issue par laquelle elle pouvait se libérer. Sous les pieds d’Anéa, le sol trembla de nouveau. Elle ferma les yeux et se projeta mentalement au cœur de la montagne lointaine, sous le regard attentif de ses fidèles. Jamais les Titans n’avaient ainsi fait la démonstration de leurs pouvoirs immenses devant eux.

Le visage de la jeune femme se crispa. Ce fut comme si elle s’était intégrée au volcan. Soudain elle sentit qu’une puissance contraire s’opposait à la sienne ; elle comprit que sa sœur, consciente du danger, avait décidé de tenter le tout pour le tout, en combattant l’énergie terrifiante du volcan.

Mentalement, elles se retrouvèrent ainsi face à face, leurs deux esprits luttant l’un contre l’autre. Targhos vit Anéa pâlir sous l’effort ; il voulut la soutenir, mais elle le repoussa avec fermeté. Il ne pouvait l’aider dans un combat livré sur ce plan-là.

Si elle avait été seule, Ashertari fût peut-être parvenue à contenir la pression colossale du volcan jusqu’à ce que ses hommes fussent à l’abri. Mais la puissance de sa sœur était supérieure à la sienne. Elle le comprit lorsqu’elle céda d’un coup, brisée par l’effort monumental qu’elle venait de fournir. Alors dans une vision de cauchemar, elle vit le sommet de l’Héphaïs se désintégrer, projetant en quelques secondes des millions de tonnes de roches et de lave dans un ciel qui s’assombrit instantanément. Puis une nuée incandescente dévala les flancs de la montagne de feu à la vitesse du vent. D’ici quelques instants, elle serait sur eux. Elle éperonna sa monture et la dirigea vers le sud, là où elle pourrait peut-être trouver un refuge. Puis elle se mit à hurler en direction de sa sœur :

— Sois maudite !

Mais son cri fut couvert par le grondement assourdissant de l’explosion, qui venait juste de la rattraper.

Du haut du promontoire, Anéa reprit son souffle. Fascinés, ses guerriers contemplaient, impuissants, l’avance inexorable de la falaise de poussière incandescente qui s’étendait sur le plateau comme une gigantesque onde létale. Elle eut tôt fait de rattraper l’armée ennemie, qui disparut en quelques secondes sous la muraille de feu. L’écho d’une immense clameur d’agonie leur parvint, leur déchirant le cœur et les tympans. Malgré leur endurcissement, les guerriers ressentaient au plus profond d’eux-mêmes une tristesse intense. L’un d’eux résuma le sentiment commun :

— C’étaient des ennemis, mais c’étaient aussi des êtres humains, dit-il.

— Nous n’avons fait que nous défendre, répondit Anéa. S’ils étaient parvenus jusqu’à nous, ils nous auraient tous massacrés. Simplement parce que la femme maudite qui les dirigeait en avait décidé ainsi.

Elle se tourna vers eux.

— Venez. Il est temps de nous mettre à l’abri. Dans quelques instants, la nuée ardente va atteindre cette colline.

Abandonnant les lieux, ils se dirigèrent vers la vallée et rejoignirent la galerie où s’était déjà réfugié le gros de la troupe. Il n’était que temps. À peine avaient-ils franchi le seuil qu’une onde de chaleur les baigna, élevant la température de manière anormale. Anéa se concentra pour dévier le flot de poussière brûlante. Mais il avait déjà perdu de son intensité.

Autour d’eux s’alignaient des rangées d’amphores de toutes tailles, qui contenaient des vins de grands crus, dont certains avaient plus de trente ans d’âge.

— Tout cela aussi va être perdu, se lamenta un homme en prenant un flacon couvert de poussière. Ces vins ne résisteront pas à la chaleur.

— Alors buvez-les ! dit Anéa. De toute manière, nous sommes bloqués ici pendant au moins deux jours.

Ils ne se le firent pas dire deux fois.

 

Le lendemain, nombre d’entre eux souffraient d’un sérieux mal de crâne. La jeune femme, elle, n’avait rien bu. Un malaise obscur refusait de la quitter. Elle l’avait mis sur le compte du massacre à l’origine duquel elle avait été. Mais son intuition lui soufflait qu’il y avait une autre raison.

Alors que se levait un petit matin blême, assombri par les nuages de cendres qui obscurcissaient encore l’atmosphère, elle se rendit sur le promontoire, le visage couvert d’un voile afin de ne pas respirer la poussière, et suivie par ses plus fidèles compagnons.

L’esprit vide, elle contempla l’immense désert, sur lequel flottait une brume impalpable. Au loin, là où la veille se trouvait l’armée des Serpents, se dévoilait un spectacle effrayant. Surpris dans leur fuite par les cendres brûlantes, les guerriers ennemis s’étaient figés, statufiés dans la pose où la mort les avait saisis, hommes et chevaux confondus en une monstrueuse cohorte de sculptures de chairs carbonisées et de lave refroidie.

Bouleversée, Anéa chercha une explication à un tel déferlement d’horreur et d’abjection. Elle savait à présent que les Poséidoniens avaient vaincu la ligue des Serpents ; l’écho d’une onde mentale de triomphe lui était parvenue la veille. Astyan, Kronos, Rhéa, les seuls Titans survivants, et Athor, se dirigeaient vers eux avec l’aéroglisseur.

Dans la nuit, elle avait joint Astyan, alarmé par l’explosion de l’Héphaïs. La brume qui obscurcissait l’espace télépathique s’était évanouie dans le néant avec la mort d’Ophius et de ses séides. L’Atlantide avait vaincu. Mais les pertes étaient lourdes. À Poséidonia, les morts se comptaient par dizaines de milliers ; quant aux Serpents, plus des trois quarts avaient péri. Les prisonniers ne cessaient de déposer les armes un peu partout.

Une foule d’images se bousculaient dans l’esprit de la jeune femme. Jamais plus l’Empire ne redeviendrait ce qu’il avait été, un monde de paix, d’amour et de lumière, où chaque homme avait droit à la dignité et à la liberté. Des germes d’idées destructrices y avaient été semés. Elles resurgiraient un jour ou l’autre.

L’avenir était à l’image de cette plaine de cendres où les morts s’étaient immobilisés, prisonniers de leur gangue de lave. Un flot de larmes gonfla soudain les paupières de la jeune femme, et elle s’effondra dans les bras de Targhos, le fidèle Targhos, qui ne l’avait pas quittée depuis leur départ de Poséidonia.

— Toute cette horreur pour satisfaire les délires d’une poignée de fous dévorés par l’ambition… murmura-t-elle. Quelle dérision !

Elle s’écarta de son compagnon et s’avança jusqu’au bord du précipice dominant le plateau de feu. Au loin l’Héphaïs avait perdu plus de cinq cents coudées de hauteur. Le sommet avait complètement disparu, surmonté par une gigantesque colonne de poussière, qui semblait soutenir un ciel encombré de nuages torturés par les vents démentiels nés de la tourmente. Une image d’apocalypse qui fascina la Titanide.

Ce fut sans doute parce qu’elle avait totalement relâché ses défenses qu’elle ne vit pas le coup venir. Tout à coup une silhouette effrayante se dressa devant elle, le visage à demi brûlé, les yeux injectés de sang, les vêtements noircis et couverts de cendres.

— Ashertari, murmura-t-elle.

Mais elle ne put ajouter un mot. La Géante, qui s’était dissimulée au creux d’un décrochement surplombant le vide, se rua sur elle, brandissant son épée. Anéa ne put esquisser le moindre geste de défense. La lame s’enfonça dans son ventre, un peu en dessous du cœur. Un flot de sang lui envahit la gorge.

L'Archipel Du Soleil
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